Ralentir : fuite ou résistance ?

De la slow-life, de l'injonction à la performance et de l'individualisme

Sous l'écorce
5 min ⋅ 09/09/2024

C’est l’histoire d’une tension, entre l’aspiration individuelle à ralentir et l’incitation de la société à aller vite, toujours plus vite. Une tension qui soulève une question : ralentir, est-ce un acte de résistance ou une fuite dépolitisante ? Prendre soin de soi, est-ce une manière de lutter la maltraitance sociale ou de promouvoir l’individualisme ? Et puis peut-on vraiment ralentir dans une société à toute vitesse ?

Emma

Vivre « slow »

Ralentir, c’est d’abord un choix individuel. On ralentit pour se reposer, se faire du bien, prendre soin de soi. Mais c’est aussi une forme de résistance. Car si nos rythmes de vie sont si intensifs, c’est parce que le système capitaliste libéral incite à être productif et performant. On pourrait donc dire que ralentir, finalement, c’est politique. C’est en tout cas comme ça que je l’expérimente.

Ma nature est ainsi faite que j’ai toujours des tonnes d’idées de projets à mener. Je m’efforce de n’en mener qu’une petite partie car si j’en fais trop, mon corps me rappelle à l’ordre. Ainsi, autrefois, je faisais des crises d’eczéma à chaque fois que j’étais en surmenage. J’avais ainsi appris à ralentir (et mis fin à ces poussées). Mais en 2023, j’ai été prise dans un tourbillon, entre la communication pour vendre la revue Manola que j’éditais, les prestations de mon agence éditoriale pour maintenir mon revenu, les reportages dont je ne voulais pas manquer l’opportunité et le livre La déco éthique que je devais écrire. Sauf qu’à courir 50 lièvres à la fois, je n’arrivais à rien. En septembre 2023, je ne dormais plus : soit parce j’avais le cerveau sur 10000 volts tellement tout cela me stimulait, soit parce que j’avais des angoisses terribles.

Cette pression qui m’envahissait avait une source sociétale : il s’agit de l’injonction à s’accomplir, qui infuse à travers tous ces tous ces discours autour du « mindset » (état d’esprit) qui entretiennent le mythe de la méritocratie en faisant fi des inégalités sociales. Mais tout le monde ne part pas avec les mêmes bagages pour réaliser ses rêves. Ainsi, lancer une marque de mode, par exemple, ne représente pas la même quantité de travail pour une personne qui, par son milieu socio-culturel et familial, a déjà du réseau et du capital, que pour quelqu’un qui n’a rien de tout cela. Je me méfie donc de cette phrase de Xavier Dolan, citée partout comme un mantra "Tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n'abandonne jamais". Car si les ressources de la planète sont limitées, celles de nos corps aussi ! Si réaliser ses rêves implique de s’épuiser, tenir à coups de cachetons et nourrir des addictions nocives, alors ralentir, refuser ce rythme fou, c’est une forme de résistance au capitalisme.

En octobre 2023, j’ai donc décidé de ralentir. À moi la slowlife et tant pis si tout était plus lent et long !

Professionnellement, j’ai arrêté la publication de Manola (qui s’auto-finançait mais ne me permettait pas de dégager un revenu) et travaillé en respectant des priorités :
1) assurer les demandes des clients
2) écrire mon livre
La déco éthique (sorti en mai 2024)
3) mettre à jour la communication de mon activité de journaliste : créer ma nouvelle identité visuelle, refaire mon
site web, lancer la nouvelle formule de ma newsletter (celle-ci, donc)
3) élaborer puis mettre en œuvre, avec ma binôme, la nouvelle stratégie globale d’Elma, notre agence éditoriale (toujours en cours !)

Le tout sans travailler soirs et week-ends… enfin la plupart du temps !

Côté perso, j’ai :
- soutenu mon organisme avec vitamine C, magnésium, huile essentielle d’épinette noire
- acheté un petit trampoline d’intérieur pour pouvoir me dépenser en m’amusant
- investi dans un nouveau lit pour mieux dormir (deux lits accolés avec couettes individuelles, à la scandinave,
j’ai raconté ça sur Instagram pour celles et ceux que ça intéresse)
- arrêté progressivement de grignoter et diminué ma consommation de sucreries
- pris un abonnement à la bibliothèque pour lire, lire, lire
- osé ce que je ne m’autorisais jamais : regarder parfois des séries en pleine journée le week-end
- limité mon engagement associatif à des tâches circonscrites pour ne pas me faire envahir.

L’année scolaire s’est ainsi écoulée à un rythme plus paisible, avec des conséquences positives sur ma santé, mon bien-être, ma famille : mes insomnies ont pris fin, j’ai eu le temps d’aider mes filles à faire leurs devoirs, écouter les émotions liées à la vie au collège et cuisiné des repas équilibrés sans être perpétuellement speed.

Les risques de la slow life

Mais ralentir individuellement ne ralentit pas la course du monde… Vivre plus slow induit donc de la frustration, car il s’agit de s’empêcher des faire des choses potentiellement hyper épanouissantes. Ainsi, je n’ai pratiquement pas proposé de sujets à des magazines, ni cherché à vendre les reportages que j’avais en stock, et je n’ai envoyé que très peu de newsletters...

C’est aussi une prise de risque financier car avec ma binôme, toutes occupées que nous étions à travailler pour nos clients et revoir notre stratégie, nous n’avons pas beaucoup communiquer sur nos prestations. Or quand on est entrepreneuse, il faut aller toujours plus vite, ne jamais relâcher la com’... Au point que l’on peut se demander si c’est compatible de vivre slow et d’être à son compte. Un paradoxe puisque beaucoup créent leur activité pour retrouver la maîtrise du temps... Combien d’ami·es artisan.es, paysan·es, prestataires, sont débordé·es ? Même chose pour les copaines qui cultivent un potager ou rénovent leur maison… En cherchant l’autonomie, parfois on se retrouve à courir encore plus. Et lorsque l’on est salarié·e, parfois on ne peut tout simplement pas ralentir sans risquer son poste. Il faut alors tenter de ralentir tout le reste pour tenir, au risque de devoir poser un arrêt maladie ou de faire un burn-out.

Vivre slow est aussi difficilement compatible avec l’engagement citoyen. Lorsque l’on s’implique dans des collectifs, des associations, des luttes, la cause n’attend pas. Il y a régulièrement des coups de bourre, comme l’a montré la séquence électorale de juin. Mais ça peut être tout simplement l’organisation d’un événement, voire une action politique à mener en réaction immédiate à une situation (manifestation, occupation, festival…). Le rythme est parfois intenable. S’il y a quelques années, il pouvait être encore mal vu de prendre soin de soi, aujourd’hui les risques psycho-sociaux sont assez documentés, et, dans les milieux militants aussi, on apprend à se ménager, et donc à supporter la frustration de ne pas participer à certaines actions ou la lenteur liée au manque de force bénévole.

Mais le risque ultime du ralentissement, c’est de s’enfermer. Ce fameux rempli sur soi que je dénonce régulièrement ici et sur Instagram. Je le dénonce sans cesse car, bien que passionnée de décoration, je ne veux pas participer à ce mouvement qui promeut la maison cocon au point de se dépolitiser complètement. Ce lifestyle qui consiste à profiter de la vie en se mettant des oeillères sur la situation du monde -ou de son voisin de palier-, c’est une fuite dépolitisante, la quintessence de l’individualisme.

Et je constate qu’au final, quand on se préserve de l’actualité, que l’on limite son activité, on perd aussi de l’énergie. Parce que, pour être créatif et dynamique, on a aussi besoin de stimulation.

Alors finalement, je crois qu’il faut être capable de se ménager, de prendre soin de soi, mais aussi de faire la paix avec les coups de speed, les phases où l’on est hyper sollicité·e, de les accueillir en anticipant des moments pour souffler vraiment après. Qu’en pensez-vous ?

Cuisson low-tech

Une marmite norvégienne esthétique, fabriquée par Lorraine Bonduelle en feutre de laine. La marmite norvégienne permet de cuire des aliments à l’étouffée en conservant la chaleur de la première ébullition. Enfermée dans ce sac en feutre, la casserole reste chaude plusieurs heures et les aliments continuent de cuire. De quoi économiser 60 à 90 % d’énergies sur les cuissons longues (légumes secs, céréales complètes, riz au lait…), sans odeur, sans création de chaleur, ni de buée et sans surveillance. Une fois cuits, il restent simplement chauds. Et l’on peut aussi s’en servir comme glacière avec un pain de glace -130 €
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Contemplation et introspection

J’ai reçu ce bel ouvrage poétique écrit par Paule Marie Duquesnoy, un journal écrit après la confinement dans un coin de campagne corrézienne. Une ode à la nature au fil des saisons, mais surtout une invitation à la contemplation et à l’introspection. A ralentir en somme ! Le tout illustré de douze dessins naturalistes à l’aquarelle de Stéphanie Schouvey, qui prêtent leurs couleurs aux espèces du marais (oiseaux, fleurs, plantes et insectes). Éditions Klincksieck – 19,50 €

Pour finir, je vous conseille également le roman “Paresse pour tous” d’Hadrien Klemt, dont voici le résumé : “Et si on ne travaillait plus que trois heures par jour ? Telle est la proposition iconoclaste d’Émilien Long, prix Nobel d’économie français, dans son essai Le Droit à la paresse au XXIesiècle. Très vite le débat public s’enflamme autour de cette idée, portée par la renommée de l’auteur et la rigueur de ses analyses. Et si un autre monde était possible ? Débordé par le succès de son livre, poussé par ses amis, Émilien Long se jette à l’eau : il sera le candidat de la paresse à l’élection présidentielle. Entouré d’une équipe improbable, il va mener une campagne ne ressemblant à aucune autre. Avec un but simple : faire changer la société, sortir d’un productivisme morbide pour redécouvrir le bonheur de vivre.
Editions du Tripode, 19 €

Sous l'écorce

Par Emmanuelle Mayer

Journaliste installée sur le plateau de Millevaches en Limousin, j’explore depuis 20 ans les questions de ruralités, artisanat, écologie, alternatives et transformations sociales.