Cheminement sensible de la décoration éthique au vivant non-humain
Dans cette première missive de Sous l’écorce, nouvelle formule de feu la newsletter Manola, je partage la vision de la décoration éthique développée dans mon livre. Pour moi, il ne s’agit pas (seulement) d’une décoration composée de produits éthiques mais avant-tout d’une approche éthique de la décoration. Une démarche qui nous permet de faire de nos logements des lieux qui nous équilibrent et non qui nous enferment. Car notre foyer s’intègre dans un quartier, un village, un territoire, que nous partageons avec des gens mais aussi des vivants non-humains. Et retrouver ce lien avec le non-humain est une aujourd’hui l’une des voies les plus encourageantes de l’écologie, comme le montrent les travaux de l’anthropologue Philippe Descola dont je vous parle plus bas. Pour finir en beauté(s), je vous présente des créations artisanales en lien avec ce thème.
Emma
Aménager et embellir son intérieur est loin d’être futile. C’est une source de bien-être ; de créativité et d’équilibre. En effet, notre habitat est bien plus qu’un logement : c’est notre troisième peau, après les vêtements et l’épiderme, selon l’artiste Hundertwasser.
Mais décorer n’est pas anodin. Car l’industrie de l’aménagement/déco génère pollutions et déchets, met en danger notre santé, perpétue les inégalités sociales et limite notre capacité d’autonomie.
Décorer sa maison de façon éthique nécessite donc de choisir des produits et matériaux éthiques, en évitant les pièges du greenwashing. Mais il s'agit surtout d'adopter une nouvelle approche de la décoration : une approche sensible et engagée, pour répondre à la fois aux besoins des habitants et aux enjeux écologiques et sociaux. C'est cette vision que je nous propose d'explorer dans mon livre La déco éthique sorti le 16 mai aux éditions Eyrolles. Il rassemble 10 grands principes illustrés de photos inspirantes (issue de mes reportages) + un cahier sur les matériaux.
Le but de mon livre est de donner des clés pour aborder la décoration autrement et faire de notre maison un espace que nous trouvons beau, agréable et fonctionnel : reflet de notre identité, témoin de racines, adapté à notre mode de vie. Bref un lieu qui nous structure, telle une colonne vertébrale, un lieu qui nous aide à trouver notre équilibre pour être capable de prendre part au monde. Et non un lieu qui nous enferme, comme le fait l’industrie de la déco, en nous incitant à passer de plus en plus de temps à (ré)aménager, (re)décorer et améliorer constamment ce qui compose notre intérieur. La tentation est grande à ne plus regarder dehors, à laisser faire le désastre extérieur, trop occupé·e à penser à la nouvelle couleur du salon ou chercher un nouveau tapis pour la chambre…
Décorer éthique, c’est donc aussi renoncer à cette injonction à parfaire sans cesse notre intérieur au point de nous replier dedans. Comme dit Mona Chollet dans Chez soi : « Un logement digne de ce nom ne devrait pas représenter un but, mais un point de départ. Car il n’est pas seulement un abri : il est aussi un tremplin ».
Dans ma vingtaine, j’étudiais la biologie des populations et des écosystèmes. J’avais connaissance des stratégies de tout en tas d’espèces pour survivre, de leurs modes de relation entre elles et au sein de leur écosystèmes. Ça me fascinait. Je considérais le vivant non-humain comme un monde grouillant, complexe, passionnant. Mais dont j’étais extérieure. Je voyageais sac au dos de déserts en falaises, de forêts en montagnes, mais sans être attentive aux vivants non-humains. La plupart du temps, je ne voyais que que des gens ou des paysages (comme si ces paysages étaient vides car non peuplés d’humains).
Dans ma trentaine, je travaillais à mon compte, j’élevais des enfants et je rénovais ma maison. Autant dire que je passais le plus clair de mon temps chez moi. J’habitais la campagne mais j’allais rarement me balader dans la nature alentours, sauf pour emmener les enfants se défouler. Je connaissais les bourgs et les villages, mais pas les tourbières, les forêts et les rivières.
Mon rapport à la nature a commencé à changer il y a quelques années, à la quarantaine. J’ai ressenti en grand manque de “connexion” à ce que je n’appelais pas encore le vivant non-humain. Je suis sortie plus souvent marcher sur les chemins. J’ai lu La panthère des neiges, et, si je n’adhère pas aux idées politiques de Sylvain Tesson, j’ai été touchée par sa prise de conscience, grâce au photographe animalier Vincent Munier, de toutes ces bestioles qui vivent dans les espaces naturels vides d’humains.
Depuis lors je suis allée plus souvent au bord des rivières, le long des prairies et dans les bois.
Crédit : Emmanuelle Mayer
Puis j’ai eu un choc en lisant Des énergies qui soignent sur la Montagne limousine cet automne. C’est un ouvrage d’étudiants en anthropologie à la rencontre de guérisseur·ses sur la Montagne limousine (où j’habite). À travers ces comptes-rendus et ces entretiens, j’ai pris conscience des énergies qui circulent partout, à travers le vivant mais aussi les rochers ou la terre. Peu de temps après, j’ai lu cette interview de l'anthropologue Philippe Descola dans Reporterre (que j’avais citée dans ma newsletter de janvier) : “La nature est un dispositif métaphysique, que l’Occident et les Européens ont inventé pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer dont on essaye de comprendre les lois.” Il nomme cette métaphysique le « naturalisme » (nom qui a tendance à créer une confusion puisque c’est aussi le terme qui désigne les passionné·es de faune et flore).
Enfin, j’ai lu Croire aux fauves, récit fascinant de l’anthropologue Nastassja Martin (dont la thèse a été dirigée par Descola) sur la façon dont elle se remet de son attaque par un ours au Kamchatcha (extrême est de la Russie). Ce récit raconte comment elle est tiraillée entre deux interprétations de l’attaque, l’interprétation rationnelle occidentale (un accident, une imprudence etc.) et l’interprétation animiste autochtone (un lien entre elle et cet animal qui lui apparaissait en rêves, des esprits qui se rencontrent...). Je poursuis en lisant Ethnographies des mondes à venir, dans lequel Descola et le militant Alessandro Pignocchi échangent sur la nécessité de s’inspirer de ces métaphysiques autochtones pour penser l’écologie et les luttes.
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Car l’idée n’est pas de (re)devenir animiste -je ne crois pas réellement qu’un occidental moderne le puisse en réalité. Il ne s’agit pas non plus de fantasmer la pensée autochtone en romantisant leur lien à la nature. Mais plutôt de faire évoluer notre vision du monde à l’aune de ces connaissances. Alors, j’essaie, timidement, de déconstruire mon rapport à la « nature ». Je suis pataude, mais peu importe. Il n’y a pas d’attentes, de résultat ou de performance à atteindre. Juste une conscience à élargir.
Ainsi, croiser le regard d’un renard l’autre jour m’a procurée une émotion inédite.
Savoir qu’il subsiste sur Terre d’autres métaphysiques que ce que Descola nomme le « naturalisme » me semble une perspective rassurante et réjouissante en cette période de crise écologique. Car il y a, dans cette considération de la nature comme ressource extérieure, les racines du désastre.
Sylvain sculpte des créatures, réelles ou imaginaires avec une incroyable poésie. Ses créations en céramiques et ses dessins amènent un peu de l’esprit de la forêt dans nos tanières.
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Lolita fabrique des objets utiles et décoratifs « co-créés avec la nature » dans son atelier-jardin du Lot et Garonne avec une démarche sensible et engagée.
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Sous l’écorce, la newsletter mensuelle qui porte un regard éthique et esthétique sur notre époque,
par Emmanuelle Mayer, journaliste et communicante.