Comment le productivisme et le culte de la performance s'infliltrent dans nos vies personnelles
Comme souvent en janvier, je fais le bilan de l’année écoulée et je fixe le cap de la nouvelle. Parce que j’ai une entreprise et que c’est une démarche indispensable dans cette situation. Mais avons-nous besoin de faire de même dans nos vies personnelles ?
Alors je ne rejette pas tout dans cette démarche, loin de là.
Je comprends que l’on ait envie de partager les grands moments de son année sur les réseaux sociaux ou de lister ses réussites dans son journal intime. Les changements vertueux que l’on a mis en place dans son mode de vie, les voyages, les livres lus, les travaux, les grandes décisions ou même les fringues qu’on a acheté. Car ça donne une sensation très agréable : celle d’avoir avancé et d’être aux commandes de sa vie.
J’apprécie également les intentions que l’on pose pour donner un élan à l’année. Personnellement, cela m’aide réellement. Mais on glisse vite vers des pratiques qui me semblent néfastes.
Ainsi, se fixer des « objectifs ». Les objectifs, dans le cadre professionnel, associatif ou militant, nous mettent déjà assez de pression, alors si on doit appliquer ça à notre quotidien, est-ce qu’on ne va pas finir en burn-out ?
Dans le genre, j’ai été horrifiée de découvrir, l’année dernière, des « dating wrapped » : il s’agit d’une tendance sur les réseaux sociaux qui consiste à présenter un bilan de ses rencontres -dates- de l’année, avec un diaporama contenant des graphiques et statistiques (âge des personnes, métiers etc.). L’idée derrière, je suppose, est de ne pas reproduire les mêmes schémas mais ouch, là ça devient quand même inquiétant. On sait bien que les applis ont fait de la rencontre un gigantesque marché, mais aborder le dating avec objectifs et statistiques, c’est franchir un pas supplémentaire dans la marchandisation des relations.
Et puis j’ai entendu parlé d’une formation « stratégie de vie ». Je sais que beaucoup de gens ont l’impression de passer à côté de leur vie. Evidemment j’ai envie que tout le monde puisse choisir la vie qui lui convient. Mais je crois que que le fait de subir sa vie n’est pas seulement une affaire individuelle, mais aussi le fruit d’un système sociétal. Or ces formations ne font que renforcer ce système, en appliquant des techniques de stratégie commerciale à la vie personnelle. Et le pire, c’est qu’elles font miroiter cette idée que, qui que l’on soit, on peut vivre ses rêves (devenir chanteuse, lancer son entreprise, faire le tour du monde), pourvu qu’on se dote d’un plan d’actions. Voilà exactement ce qui me semble problématique dans certaines visions du développement personnel : cette idée que quand on veut on peut. Alors que l’on sait bien que non.
La journaliste Salomé Saqué et beaucoup d’autres ont montré que la méritocratie n’existait pas -ou alors de façon exceptionnelle. Car notre classe sociale, notre origine ethnique, notre capital culturel, notre réseau ou notre porte-monnaie font une (énorme) différence. Au lieu de favoriser l’action collective pour la justice sociale, ces techniques renforcent l’individualisme et dépolitisent.
On retrouve cela dans le concept du « mindset » (littéralement « état d’esprit ») dont usent énormément de coachs en « business ». Il faudrait un mindset positif, confiant et ambitieux pour réussir. Je ne vais pas les contredire : évidemment que si l’on n’y croit pas, ça ne va pas marcher. Et c’est vrai que quand on se sent dans une énergie de puissance, ça fonctionne mieux ! Mais de nombreux autres facteurs entrent dans la réussite d’une entreprise : la situation économique générale (genre l’inflation !), notre classe sociale, notre lieu de résidence (qui impacte le coût de la vie donc les revenus dont on a besoin par exemple), notre réseau (si l’on est passé par une grande école parisienne ou pas, par exemple, fait une grande différence), notre état de santé, le talent, ou pas... Bref, le mindset, ça ne fait pas tout et c’est dangereux de le croire.
Du coup je suis un peu allergique à certains outils comme le « vision board ». Ce joli collage où l’on met des images de nos envies… Ça me rappelle un film réalisé en 2012 par un copain du coin, François Xavier Drouet, Au nom du coach. Ce documentaire dénonçait la fumisterie de certains coachs qui galvanisent leurs clients en leur demander de regarder une photo de villa avec piscine tel le graal, en mode « un jour, elle sera mienne » (réf de quarantenaires ^^).
Au delà de l’illusion du « quand on veut, on peut », je trouve que notre quotidien est littéralement envahi de pratiques issues du monde de l’entreprise :
- le repas de la semaine ? Exit la liste des courses, l’heure est aux applis qui prévoient les menus de la semaine et les courses associées, aux box livrées avec les menus et les ingrédients ou au batchcooking (cuisiner d’un coup le week-end pour anticiper la semaine).
- les vacances ? Nous avons une liste de destination dans un dossier Pinterest, les vacances sont soigneusement planifiées, photographiées et imprimées dans des albums livres, tels des portfolios pro.
- la santé ? Il est temps de la reprendre en main, avec des objectifs ambitieux, à base de sport, nutrition, « skin-care » et compléments alimentaires sophistiqués -des plantes adaptogènes au safran en passant par le collagène et les probiotiques. C’est super mais à moment ça prend la tête (et vide notre porte monnaie !!)
- la maison ? Changer la déco d’une pièce est abordée avec la même méthodologie que les pro : moodborard d’inspiration, liste du matériel, dates de chantier…
- les habits ? On travaille son style avec des inspis Pinterest, voire on numérise son dressing pour imaginer de nouvelles associations, et on photographie, mesure et met en vente les habits dont on ne veut plus…
- le ménage et les lessives ? : Place aux routines précises, avec des aspirateurs de plus en plus perfectionnés et des fréquences, façon tableau excel.
Bref, nos vies sont peu à peu envahies de to-do listes, tout est planifié, pensé. Même « prendre du temps pour soi » devient un élément du système productiviste si on en est à le définir comme un objectif, car alors cette nécessité va s’ajouter à notre charge mentale et à la pression quotidienne ! (Nan mais je DOIS prendre du temps pour moi).
Le système capitaliste s’immisce jusque dans notre intimité, pour nous rendre toujours plus productif. Le temps libre devient une ressource rare, à investir judicieusement pour obtenir des rendements émotionnels et sociaux. Mais nos vies ne sont pas des start-ups ! Pourquoi devrions-nous être efficaces tout le temps ?
Selon la brodeuse Marion Romain, ce besoin de tout planifier témoigne d’une peur du vide. Elle écrivait dans sa newsletter de janvier 2024 : «Il me semble que dans notre société actuelle, l’on a tendance à trop vite vouloir combler les vides, les creux, les silences, les commencements, les premiers janvier. Avec toute la bonne volonté du monde, on les remplit de mots, de résolutions ou d’intentions, quelle que soit la désignation qu’on en fait, mais on ne laisse guère de place au vide. Le vide, ça inquiète, ça déstabilise parfois. Très vite on se cherche une béquille à travers des mots tout beaux, des promesses faites à soi-même et des caps à suivre, et l’on redevient - moi la première - ce magma d’idées, d’envies, de trop de choses et de tout à la fois, que l’on n’a finalement jamais cessé d’être. Pourtant, il régénère, aussi, ce vide, si on le laisse agir.
C’est un peu plus tard je crois que le brouillard se dissipe. Il arrive un moment où des choses se dessinent d’elles-mêmes, où un projet, une idée plus qu’une autre perce le brouillard. Celle-ci il faut savoir la saisir, car si elle s’est fait entendre c’est qu’elle a crié plus fort, qu’elle vient de plus loin, et qu’elle s'est solidement arrimée à nous, au creux de nous. C’est d’elle qu’il ne faudra pas trop dériver, quand le magma d’idées, quand le trop plein de tout reprendra son cours dans nos têtes et dans nos vies. »
Je crois aussi que ce besoin de tout planifier nous rassure face à toutes ces tâches, courses, cuisine, vaisselle, ménage, bricolage, jardinage, rdv médicaux, garage, administratif, réservations de vacances…. Planifier, lister, organiser, nous donne l’impression de tenir la barre pour ne pas être submergé.e. C’est rassurant.
Pourtant, je suis convaincue que lâcher du lest et agir au feeling, c’est en réalité se simplifier la vie.
Je fais les courses au marché et j’imagine les menus à ce moment là, en fonction des produits de saison, et je complète au supermarché. J’ai toujours la même la base d’aliments essentiels à la cuisine, et si une envie nouvelle pointe son nez, je l’achète au moment. On fait pareil les semaines où nous sommes avec mon compagnon.
Mes filles et moi mettons le linge au sale… quand il est sale. La fréquence est donc variable. Je lave quand la corbeille est pleine. Si j’ai trop attendu, c’est pas grave, je fais deux lessives de suite.
Je note tout ce qu’il faut faire dans un « carnet de vie domestique et familiale ». Les RDV à prendre (médicaux, garage auto, entretien chaudière...), les trucs à acheter, l’administratif à faire et je prends un petit moment quand j’ai le temps et la motivation pour m’y mettre, chaque semaine. S’il y a des choses urgentes, je me mets un post-it.
Dans mon carnet, il y a aussi les idées de films/séries à voir, les idées de livres… Je l’emmène avec moi à la bibliothèque, je l’ouvre quand on cherche une idée de film à regarder...
Quant aux factures, je les range dans un endroit dédié et je les paie en général le week-end suivant.
Bref, je ne prévois pas grand-chose, je laisse la place à l’improvisation, sans être non plus à l’arrache !
Je crois que sortir du culte de la performance et du productivisme, c’est une vraie résistance au capitalisme. D’ailleurs, derrière l’expression « profiter » de la vie, il y a « profit ». Mais le but de notre vie sur Terre n’est pas d’en faire le maximum, d’avoir tout le temps de nouveaux projets, d’aller toujours plus loin, toujours plus haut.
Il y a forcément des talents qui resteront inexploités, des maisons qui ne seront pas superbement décorées, des voyages qui ne seront jamais réalisés, des livres non lus, des failles jamais comblées. Et c’est pas grave !
« La nature menacée devient menaçante : notre excès de contrôle nous a fait perdre le contrôle. Il va maintenant falloir vivre dans un monde fluctuant, c’est-à-dire inventer la civilisation de la robustesse, contre la performance », écrit Olivier Hamant dans Antidote au culte de la performance (2023) chez Gallimard.
Et si, pour entrer dans la robustesse, il s’agissait surtout de trouver du sens dans nos relations, notre travail, notre quotidien, nos activités. Et cela, ça passe par l’introspection. Se soustraire du brouhaha du monde. Faire le vide pour écouter notre petite voix intérieure, notre intuition. Sans objectifs, sans to do listes.
Grain - volume 6
Grain est une revue indépendante de société avec un positionnement puissant : Conscience, Poésie, Radicalité.
Dans ce numéro consacré à la thématique de la beauté, vous y trouverez des interviews de Rockhaya Diallo et de Françoise Vergès, un témoignage sur la danse, un dialogue épistolaire sur vieillir en beauté, un texte sur le lien avec le vivant non-humain au delà de la beauté du paysage, le rapport beauté-feminité et patriarcat…
Et plein d'autres article dont le mien : “Esthétiser, est-ce dépolitiser ?”. Un texte dans lequel je questionne la manière de valoriser artisanat et agriculture, interroge la notion d’esthétique et de libre arbitre, et parle de la réalité de la vie rurale. Il est illustré par ma consœur la photographe Anne-Claire Héraud.
Si vous vous intéressez à la question esthétique, je vous conseille vraiment ce volume, aussi stimulant dans son propos qu’apaisant dans sa forme !
Maison Magda
Un gîte pour faire le vide, s’extraire du brouhaha du monde. J’ai eu la chance de séjourner un week-end dans le gîte “Charlotte” de Maison Magda, dans le village d’Ambierle (Loire), à la décoration minimale inspirée de la grande designer Charlotte Perriand. Le cocon parfait pour un week-end à deux.
Sur ce, je vous souhaite une excellente année 2025 !
Ps : n’hésitez pas à réagir à cette lettre ;-)